Les conflits qui animent les prud’hommes reflètent quotidiennement notre histoire sociale. L’audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement, une journaliste de L’Express assiste aux débats.

Paris, conseil des prud’hommes, section encadrement, le 4 mai 2018 à 15h40. 

Le président est entouré de trois conseillers. Face à lui, l’avocate de Stéphane (1) et l’avocat de son ex-employeur.

Le président: « Quelles sont vos demandes?  »

L’avocate de Stéphane: « Mon client a été licencié pour faute grave. Je demande que le conseil reconnaisse le licenciement sans cause réelle et sérieuse et, en conséquence, fasse droit à 11 341 euros de préavis et 1 134 euros de congés payés afférents, 10 333 euros d’indemnité conventionnelle de licenciement, 90 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. J’ai un deuxième volet de demandes concernant un rappel de salaire sur le coefficient qu’aurait dû avoir mon client et un différentiel entre février 2015 et février 2017 de 21 054 euros avec 2 105 euros de congés payés afférents et 2 500 euros d’article 700. »

Le président:  » Une demande reconventionnelle? »

L’avocat de l’employeur: « 2 500 euros d’article 700. »

Le président: « Le conseil vous écoute. »

L’avocate de Stéphane: « Ma requête est très motivée. Mon client a été engagé le 15 avril 2010 en qualité de web-designer interne de l’entreprise. Il a une fonction de création et aurait dû devenir directeur artistique web. En effet, il coordonne la direction artistique des autres web-designers. C’est à ce titre que je demande un rappel de salaire sur le travail réel qu’il a effectué, sans m’en tenir à sa fiche de poste de 2010 que l’entreprise a, pendant toutes ces années, oubliée pour lui confier des responsabilités. Le titre et le salaire n’ont pas changé. »

Le président: « Passez à la faute grave. Le reste c’est de la littérature! »

L’avocate de Stéphane: « C’est l’une de mes demandes, monsieur le président! »

Le président: « Le conseil est saisi pour la faute grave. Si vous deviez contester le salaire et le coefficient de votre client, vous saisissiez sur ce motif. »

L’avocate de Stéphane: « Mon raisonnement consiste en un tout, monsieur le président. Si on ne comprend pas ce que faisait en réalité mon client, on ne comprend pas la faute grave alléguée. J’y arrive. Les entretiens d’évaluations sont très corrects jusqu’en 2016. Mais en avril de cette même année, le manager lui retire ses fonctions sur trois marques phare du groupe pour le cantonner à une seule marque.

Le 15 décembre 2016, on lui retire également une partie internationale qu’il avait. On lui propose d’aller sur le poste d’une salariée en congé de maternité car il y a une réorganisation. Mais la salariée en question fait de la production, elle n’est pas web-designer. Mon client demande à voir la fiche de poste de sa collègue. Le 11 janvier 2017, après les vacances de Noël, le supérieur revient vers lui pour lui donner une fiche de poste sur la zone Europe qui s’intitule: « designer contenu médias sociaux ». Il ne refuse pas de prendre le poste, il constate qu’il n’y a plus de création de contenu et interroge: « Où est la création, si je prends ce poste? ». Il demande des précisions sur les fonctions qui ne correspondent pas à ce pourquoi il a été embauché. »

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L’avocat de l’employeur: « J’aimerais juste donner une précision pour éclairer le conseil: c’est un groupe qui avait deux marques phares dans le domaine de la beauté à partir de 2012, puis on a racheté d’autres marques. Mais comme on se rend compte qu’on a laissé de côté l’une des deux marques, on décide de se réorganiser, on revend ce qui n’est pas notre coeur de métier. Résultat, en janvier 2017, on réorganise le groupe et, par conséquent, les équipes.

Quand il est engagé, votre client est affecté sur les marques émergentes. Mais il travaille pour une société qui a plusieurs marques, pas pour une marque en exclusivité. Il n’est pas web-designer international, juste web-designer qui a pu travailler sur des marques qui se développaient à l’international. On veut réorienter les forces vives sur l’une de nos deux marques importantes et cela lui pose problème. Il ne dit pas qu’il refuse les nouvelles tâches, il demande toujours des précisions et cela ne va jamais. On est sur de l’insubordination même s’il croit malin de demander sans cesse des précisions et de mettre en avant ses missions initiales. L’employeur a un pouvoir de direction, on reste dans les mêmes fonctions. On commence à évoquer le changement en mars 2016, il est licencié en février 2017. On attendu 11 mois et on a fait avec lui le tour des possibilités. »

L’avocate de Stéphane: « En droit du travail, cela s’appelle du déclassement. Le fait de poser des questions cause sa perte. Sur le remplacement de la collègue en congé maternité, il demande légitimement ce qu’il va faire après. Voyez la chronologie: le 19 janvier 2017, on lui dit: « C’est temporaire ». Peut-être. Mais c’est anxiogène pour lui. Le 20 janvier, il rappelle ce que sont ses fonctions et, le 23 janvier, il est convoqué à un entretien préalable de licenciement. Et vous nous dites qu’on a fait le tour des possibilités qui lui étaient offertes dans l’entreprise? On l’a puni de ne pas avoir pris n’importe quel travail dans le cadre d’une réorganisation faite à la hâte. »

Le président: « Que s’est-il passé pour ses autres collègues, ceux qui travaillaient dans le même service que lui? »

L’avocate de Stéphane: « Son poste s’est vidé de sa substance car les autres ont été mis sur des missions au Royaume-Uni ou en Suisse, avec une autre hiérarchie ou bien ont bénéficié de ruptures. C’est pourquoi je vous parlais du déclassement de mon client et de ses responsabilités acquises pendant six ans et dix mois car s’il avait été simple web-designer, la question aurait été plus simple. »

L’avocat de l’employeur: « Il était web-designer, vous êtes incapable de démontrer l’inverse. Le travail est le même qu’il le fasse sur la marque qui lui avait été attribuée au départ ou sur une autre du groupe qui n’en est pas moins prestigieuse, au contraire. On ne lui demande pas de travailler pour une marque inconnue mais pour la marque fleuron du groupe. Sa collègue en congé maternité est exactement au même niveau que lui, il n’y a pas de modification de son contrat de travail. »

L’avocate de Stéphane: « C’était tellement simple qu’on ne lui a donné aucune précision sur ce travail temporaire et sur les missions qu’il devait faire après le retour de congé maternité de sa collègue. »

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Le président (à l’avocate de Stéphane): « Selon vous, quelle devait être sa qualification? »

L’avocate de Stéphane: « Il était au coefficient 350 et j’ai fait une description de son métier, prise sur Légifrance, où j’arrive à une rémunération annuelle de 48 000 euros et un coefficient de 510. »

Le président: « Pourquoi 90 000 euros de préjudice? »

L’avocate de Stéphane: « Un licenciement éclair, aucun avertissement et sa performance dépasse les attentes comme le disent les entretiens annuels de 2010 à 2016. » »

Le président (à l’avocat de l’employeur): « Ce salarié a-t-il mis en danger la société? »

L’avocat de l’employeur (surpris): « Non. »

Le président (toujours à l’avocat de l’employeur):« Pourquoi une faute grave, alors? »

L’avocat de l’employeur: « Quand vous refusez d’exécuter une consigne, c’est une faute. »

Le président: « Grave? »

L’avocat de l’employeur: « Nous, on considère que oui. Refuser d’exécuter une consigne est une faute grave qui peut mettre en péril la société.  »

16h10Le président: « Les débats sont clos. »

Verdict: La faute grave n’est pas confirmée par le conseil qui estime cependant que le licenciement pour cause réelle et sérieuse est justifié et le requalifie pour ce motif. Il ordonne à l’entreprise de payer à Stéphane 11 341 euros de préavis, 1 134 euros de congés payés afférents, 10 333 euros d’indemnité conventionnelle de licenciement et 500 euros d’article 700.

Déclassement, insubordination et faute

Attaché à plusieurs marques, Stéphane n’a pas souhaité travailler pour une autre marque du groupe – qu’il jugeait moins prestigieuse – lorsque l’entreprise s’est réorganisée. Par son pouvoir de direction, l’employeur avait le droit de lui demander de faire le même travail.

Stéphane argue d’un déclassement et d’une modification de ses tâches. Le conseil ne l’a pas suivi. Il n’a pas non plus totalement suivi l’employeur, ni une décision récente de la Cour de cassation, validant le licenciement pour faute grave d’une salariée qui avait refusé à plusieurs reprises une nouvelle affectation (à statut et rémunération égaux): « son refus réitéré de ce changement constituait un acte d’insubordination rendant impossible son maintien dans l’entreprise » (6 janvier 2016, pourvoi n° 14-20.109). Les conseillers s’en sont tenu à la doctrine des sages du 11 mai 2005 (pourvoi n°03-41753: « le refus par un salarié d’un changement de ses conditions de travail, s’il rend son licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse, ne constitue pas à lui seul une faute grave ».

(1) Le prénom a été modifié.

 

Source : L’Express